Rencontre avec Valérie Zenatti, Jacob, Jacob, L’Olivier
Par Nathalie Iris Librairie Mots en marge (La Garenne-Colombes)
Entretien réalisé lors de la journée Page Rentrée littéraire, le 2 juin à la BnF.
– N.I. : La lecture des livres de la rentrée littéraire et leur sélection dans le but de les présenter lors de cette réunion n’est pas toujours une partie de plaisir. Mais je dois dire que la découverte d’un livre aussi magnifique que Jacob, Jacob compense largement les éventuelles déconvenues qui l’auront précédé et qui le suivront. J’ai ressenti un immense plaisir à vous lire, Valérie Zenatti, et je voudrais vous remercier d’avoir écrit ce texte, tout autant que d’avoir accepté de venir nous en parler aujourd’hui. En exergue figure une phrase d’Albert Camus : « Oh oui, c’était ainsi. La vie de cet enfant avait été ainsi, la vie avait été ainsi dans l’île pauvre du quartier, liée par la nécessité toute nue, au milieu d’une famille infirme et ignorante, avec son jeune sang grondant, un appétit dévorant de la vie, l’intelligence farouche et avide, et, tout au long, un délire de joie coupé par les brusques coups d’arrêt que lui infligeait un monde inconnu. » Cet enfant, est-ce Jacob ?
– Valérie Zenatti : Je voudrais tout d’abord saluer l’assemblée. Vous dire aussi combien je suis heureuse et émue de parler de Jacob, Jacob devant vous. Quand j’ai reçu votre invitation, j’ai été remplie de joie. J’ai vu beaucoup de libraires et de bibliothécaires dans ma vie, mais jamais en si grand nombre d’un seul coup. Je vous prendrais volontiers en photo pour conserver le souvenir de cette rencontre… qui ressemble à une espèce de baptême. Pour répondre à présent à votre question, Jacob est un garçon âgé de 19 ans au début du livre, en 1944, à Constantine, en Algérie. Il est le petit dernier d’une famille très pauvre, « liée par la nécessité toute nue », comme l’écrit Camus. Jacob est un miracle au sein de cette famille qui, comme souvent dans ces milieux et ces endroits, est empreinte d’une violence masculine, du père en particulier, s’exerçant en premier lieu à l’encontre sur les femmes – même si des formes de résistance existent. Le personnage, qui est habité d’un formidable appétit de vivre, a fréquenté l’école un peu plus longtemps que les autres. Il se pose parfois des questions, il se demande pourquoi il est si différent des siens et ce qu’il va faire de sa vie. À ces questions, pourtant, il n’aura pas le temps de répondre, car ce 21 juin 1944 est la veille de son départ sur le front. Enrôlé dans l’armée française, il s’apprête à débarquer en Provence et à participer à la libération de la France. Le débarquement en Provence est un événement historique peu présent dans la mémoire collective. On a célébré ces dernières semaines le débarquement en Normandie, mais on parle beaucoup moins de celui-là. Je me suis interrogée sur ce relatif silence. Cet épisode ne constitue pas le cœur du livre, il lui sert néanmoins de contexte, puisque Jacob se trouve pris dans la tourmente d’une guerre se déroulant à des milliers de kilomètres de sa terre natale. Le débarquement en Provence s’est soldé par un nombre de morts relativement peu élevé. Plus tard, en revanche, ces unités composées de musulmans, de juifs et de Français de France ont été décimées en Alsace. Le roman retrace la trajectoire de Jacob et des hommes de son unité, depuis Constantine jusqu’en Alsace, en passant par la Provence.
– N.I. : En partant, Jacob laisse derrière lui les siens, et notamment sa mère. Elle ignore tout de l’endroit où part son fils…
– Valérie Zenatti : Jacob est son dernier enfant, elle éprouve vis-à-vis de lui une tendresse particulière. Elle sent vaguement qu’il se passe quelque chose de grave en Europe, mais il faut se remettre dans le contexte de l’Algérie des années 1940, au sein d’une famille juive. La mère de Jacob sait seulement qu’une guerre a embrasé l’Europe et qu’elle risque de perdre le préféré de ses fils. Surmontant des années de soumission à son mari, un cordonnier d’une extrême brutalité qui fait régner la terreur parmi les siens, elle décide de partir à la recherche de Jacob, disparu depuis deux mois. Avec les moyens du bord, elle entreprend une tournée des casernes, allant de l’une à l’autre, s’exprimant dans un mélange de français et d’arabe, se heurtant à un langage qui n’est pas le sien, celui de l’armée et de l’autorité militaire. On lui demande la date d’incorporation de son fils, mot qu’elle ne comprend pas. À travers l’histoire de Jacob – dont l’itinéraire se poursuit au-delà des combats dans les Vosges – et sa relation avec sa mère, j’ai eu envie d’aborder un moment charnière dans les rapports de l’Algérie avec la France. La Seconde Guerre mondiale aura été ce moment où juifs, musulmans et Français se retrouvèrent à l’intérieur des mêmes unités et combattirent côte à côte. Cependant, les liens qui se sont tissés à cette occasion ont volé en éclat quelques années plus tard, parce que leurs sacrifices n’ont pas été reconnus, et ne le sont toujours pas, comme on a pu le voir lors des célébrations de 2014. Ce livre se présente comme une sorte d’écho. Jacob a grandi en entendant parler des combats de la Première Guerre mondiale. Il a entendu résonner à ses oreilles le mot Dardanelles, dont la sonorité le faisait rêver. Puis il a vécu la Seconde Guerre mondiale, dont l’écho se propagera jusqu’à la guerre d’Algérie. Si la mère de Jacob se raccroche aux croyances, aux superstitions et à tout ce qu’elle imagine capable de protéger son fils, il y a aussi, dans le respect qu’elle montre aux soldats, l’expression de sa fierté d’appartenir à la France. Laquelle se conjugue à l’orgueil maternel dont elle se sent remplie en apprenant que son fils lutte pour la défense de sa patrie.
– N.I. : Jacob existe-t-il ?
– Valérie Zenatti : Jacob, c’est d’abord cette photo qui illustre la couverture du livre. Elle provient de l’album de famille de ma grand-mère. Enfant, le visage de ce garçon n’a cessé de m’intriguer. Je passais des heures à feuilleter cet album qui me racontait une histoire dont j’étais issue, mais à laquelle je ne me sentais pas complètement liée. Mes parents sont nés en Algérie, ils sont venus en France en 1961 et je suis née neuf ans plus tard. Enfant, j’avais le sentiment qu’ils étaient considérés comme des étrangers, comme beaucoup des gens qui ont quitté l’Algérie après l’indépendance. En réaction, je ressentais l’immense désir d’être reconnue comme française, ce qui me poussait à ne m’intéresser qu’à l’histoire de France, niant en quelque sorte mes racines algériennes. En même temps, cet album me fascinait par ce qu’il me racontait une histoire qui m’avait précédé tout en ne me paraissant pas être la mienne. Je n’ai pas le temps d’expliquer ici comment et pourquoi, mais on a retrouvé un cahier d’écolier de Jacob. Le lien s’est alors établi entre cette photo, entre ce regard incroyablement intense qui me fixait et dont je ne savais rien, et ce cahier d’écolier datant de juin 1940 et ayant appartenu à Jacob. J’ai eu envie d’approcher au plus près l’histoire de ce jeune homme. Je ne révèle rien en disant que Jacob meurt au milieu du livre. Je n’ai pas cherché à installer un quelconque suspense. Au contraire, à partir de cette existence trop brève, j’ai essayé d’élargir les contours de ce que peut être la vie d’un homme en m’efforçant de remonter la trace laissée sur terre par un garçon de 19 ans. Il n’a pas eu d’enfant, il n’a pas davantage eu le temps de construire quoi que ce soit. Il a seulement donné sa vie pour libérer un pays. Au-delà de la médaille et des témoignages de reconnaissance de la nation pour son sacrifice, que reste-t-il ? Que se passe-t-il dans l’au-delà d’une vie, lorsque les vivants transportent en eux l’histoire et les silences de ceux qui sont morts. Le frère aîné de Jacob est l’un des personnages importants du livre. Comme son père, il est cordonnier, comme lui aussi, il est frustre. Il n’a pas les mots pour exprimer sa tristesse. Afin de lutter contre l’immense détresse dans laquelle le laisse la nouvelle de la mort de son frère, il achète des oiseaux et parle avec eux. Ce sont ces traces que je suis dans la seconde partie du livre, celles qui habitent sa mère, sa nièce, son frère, son neveu qui participera à la guerre d’Algérie quelques années plus tard. Une vie surgie, disparaît, quels échos en restent-ils ? L’écho, tel est le sens du titre, Jacob, Jacob.
– N.I. : Au-delà de cette destinée individuelle qui se mêle à la grande histoire, vous portez une attention particulière aux séquelles laissées sur les gens par les guerres. En outre, j’ai été très impressionnée par votre écriture. On connaît les livres que vous avez écrits pour la jeunesse, on connaît également votre travail de traductrice, notamment des livres d’Aharon Appelfeld, mais j’ai été frappée par la singularité de votre style…
– Valérie Zenatti : Ce que vous dites me touche beaucoup. Je crois que François Truffaut disait que chaque film doit parler de la relation existant entre le cinéma et la réalité. Or, je pense que la question se pose de la même manière pour un livre. Qu’est-ce que peut la littérature pour une histoire que l’on a le désir de raconter ? Cette histoire, on peut la raconter d’un point de vue historique ou sociologique, mais la littérature consiste finalement à trouver la langue la mieux à même de dire cette histoire. J’ai longtemps tâtonné en quête d’une langue capable de transformer le matériau familial dont je disposais. Je n’ai pas vécu toute ces années. J’ai donc dû me les approprier. J’ai composé les ambiances et les différentes scènes du livre en regardant des films consacrés au sujet et des actualités de l’époque, je me suis servie des souvenirs de ma grand-mère, etc., puis j’ai cherché une langue qui soit la plus charnelle possible. Je ne cherche pas à expliquer les comportements de Jacob, de ses camarades, de sa mère, de son père, de tous ses proches. Je veux les approcher au plus près par le biais d’une langue capable d’englober leurs pensées, leurs actes, leurs échanges. Tout devait être contenu dans la phrase, y compris, parfois, mon regard, et les mots d’hébreu, d’arabe, leur français bancal et mon propre français… Je devais trouver une langue en mesure d’embrasser tout cela. D’embrasser également le temps. Si la première partie est écrite au présent afin de suivre les personnages pas à pas à l’instant où ils agissent, la seconde partie, qui se déroule pendant les soixante-dix années suivantes, avait besoin d’embrasser tous ces échos dont j’ai parlé. Il fallait pouvoir y inclure plusieurs temps, passé et présent, conditionnel compris. À un moment, des questions se font jour : si Jacob n’était pas mort ? En attendant le rapatriement de son corps, qui tarde beaucoup, ses parents sont plongés dans une douloureuse expectative. Alors ils se demandent si les autorités militaires leur ayant annoncé sa mort ne se sont pas trompés… Ici, le conditionnel prend une importance majeure. Et puis : s’il était finalement rentré, s’il avait été vivant au cours des années suivantes ? Quelle aurait été sa vie ? J’ai cherché une langue qui embrasse les sons, les odeurs, les couleurs, la chair, la peur, les rêves, la pensée et l’ensemble de ces questionnements.
– N.I. : Je crois, pour ma part, que vous avez trouvé cette langue. Jacob, Jacob est un texte important que je vous invite très vivement à découvrir. Pendant tout le temps de votre intervention, j’ai eu l’impression que Jacob était avec nous, qu’il est toujours là…
– Valérie Zenatti : Je suis très émue. Merci beaucoup.